Cette application, lancée en 2023, tend à remplacer le procès-verbal d’interpellation par des « fiches de mise à disposition » préremplies, rapides à utiliser, qui permettent aux agents de poursuivre leur mission de maintien de l’ordre. Mais cette dématérialisation des procédures inquiète les défenseurs des libertés fondamentales.
Pourquoi, depuis plus d’un an, les policiers parisiens photographient-ils, avec leur téléphone portable, les personnes interpellées en marge de certaines manifestations ? La réponse tient en trois lettres : MAD, pour « mise à disposition ». Derrière cet acronyme, une application lancée en toute discrétion par la Préfecture de police de Paris à l’occasion de la Coupe du monde de rugby, qui s’est déroulée en France du 8 septembre au 28 octobre 2023.
Après une refonte, son utilisation a été progressivement généralisée, à partir du mois de mai, à la faveur des Jeux olympiques de Paris. Cette application crée un nouveau fichier de police, et normalise une pratique qui relevait jusque-là de l’exception : le remplacement du procès-verbal (PV) d’interpellation par une « fiche de mise à disposition ».
Lorsqu’un policier procède à une interpellation, il est tenu de la justifier dans un procès-verbal, première brique de la procédure judiciaire qui s’enclenche alors. Mais, à l’occasion de manifestations, les forces de l’ordre ont parfois recours à ces fiches de mise à disposition. Préremplies, avec différentes infractions attendues, elles sont plus rapides à utiliser et permettent à l’agent de poursuivre sa mission de maintien de l’ordre. Un gain de temps, au prix du formalisme qui donne toute sa valeur judiciaire au PV. Lire aussi | Article réservé à nos abonnés Paris 2024 : le détail d’un dispositif de sécurité hors normes
La personne interpellée est en pratique « mise à disposition » d’un officier de police judiciaire qui prend le relais de la procédure et se charge de réaliser un PV plus solide à partir de cette fiche… à condition qu’elle soit correctement remplie. Interrogée le 19 juin 2023 à l’Assemblée nationale, la procureure de Paris, Laure Beccuau, expliquait : « Sur certaines manifestations, ces fiches ont été mal, peu, voire pas du tout remplies. (…) Un certain nombre de classements sans suite (…) sont liés aux fiches de mise à disposition imparfaites. »
##Interface en ligne
L’application MAD numérise cette procédure afin de la rendre plus solide. Fin juin, dans une note interne adressée à ses chefs de service, la Préfecture de police expliquait que « l’application MAD constitue un outil essentiel pour conserver la capacité opérationnelle des dispositifs de voie publique tout en assurant la sécurité juridique des interpellations ».
L’agent qui réalise une interpellation doit désormais compléter un formulaire sur son téléphone professionnel et photographier la personne interpellée, pour permettre à l’officier de police judiciaire de la reconnaître si plusieurs personnes lui sont présentées.
Du côté des officiers de police judiciaire, ces derniers doivent se connecter à une interface en ligne où apparaissent les fiches des personnes « mises à disposition », classées selon l’événement au cours duquel elles ont été interpellées. Il est donc possible d’accéder à une liste de mis en cause pour différents événements, selon les libellés renseignés en amont par les états-majors, tels que « manif LGBT dimanche 16 juin 2024 » (la Marche annuelle des fiertés LGBT +) ou « RASS PLACE REPU PRO PALESTINIEN 28 MAI » (un rassemblement place de la République, à Paris, en soutien aux Palestiniens).
##Procédure « étendue au droit commun »
La mise en place de cette application a un effet de bord : l’élargissement du recours aux mises à disposition. Pour la Préfecture de police, il n’est plus question de réserver cette procédure exceptionnelle au maintien de l’ordre. « Durant cette période [des Jeux olympiques], MAD a été étendue au droit commun pour l’ensemble des infractions », indique-t-elle au Monde.
Dans sa note de juin, la Préfecture elle-même rappelle : « La jurisprudence de la Cour de cassation reconnaît la validité d’une fiche de mise à disposition mais le procès-verbal reste la règle. » Une précaution qui ne suffit pas, estime Théo Scherer, maître de conférences en droit à l’université de Caen Normandie, qui s’étonne : «Du seul point de vue du droit, il me paraît aberrant que des agents habilités à rédiger des PV d’interpellation aient recours à des rapports de mise à disposition.»
« Nous nous inquiétons qu’une dématérialisation des procédures puisse entraîner la mise de côté d’un certain nombre de garanties fondamentales, le formalisme est aussi une assurance pour le citoyen de ce que la police n’agit pas en dehors de tout cadre », observe Romain Boulet, coprésident de l’Association des avocats pénalistes.
##« Tendance débridée à l’informatisation »
Autre sujet de préoccupation, l’application MAD crée de facto un nouveau fichier de police, sans grande transparence. La Préfecture assure que « l’application dispose d’une base légale », et qu’elle s’est «appuyée sur le décret du 20 février 2014 encadrant le partage de l’information opérationnelle».
« [Ce décret] a été pensé pour permettre des échanges d’informations, notamment relatives à des enquêtes en cours, entre différents services des forces de sécurité intérieure, explique Théo Scherer. C’est un phénomène fréquent en droit pénal, on dépoussière de vieux textes pour en faire un usage répondant à des problématiques contemporaines, mais qui ne correspondent pas à leur [esprit]. »
La Préfecture affirme que l’application « a fait l’objet d’une analyse d’impact relative à la protection des données ». Mais, en s’appuyant sur le décret du 20 février 2014, elle n’a pas eu besoin de consulter la Commission nationale de l’informatique et des libertés, le gendarme des données personnelles.
« La mise en place de procédures “de masse”, qui plus est dans une certaine confidentialité, ne peut qu’interpeller les défenseurs des libertés publiques », alerte Romain Boulet. Noémie Levain, juriste à La Quadrature du Net, association de défense des libertés fondamentales dans le numérique, se désole « d’une inflation des fichiers de police, d’une tendance débridée à l’informatisation, qui a lieu sans même plus prendre le temps de la réflexion ».
Concernant les données personnelles, la Préfecture indique que « passé le délai d’un an, l’ensemble des fiches et des données sont automatiquement supprimées ». « Un régime plus protecteur des données personnelles que ce que le décret du 20 février 2014 impose », relève Théo Scherer, ce qui ne rassure pas Noémie Levain pour autant : « L’expérience montre un certain décalage entre la théorie et la pratique en matière de durée de vie des données, d’autant plus quand personne n’est là pour exercer un contrôle indépendant. »