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Que fait la police ?

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Documentation des pratiques policières, et violences d'État.

Analyses et observations des logiques répressives et sécuritaires.

Libertés publiques et droits fondamentaux.

« Si tu leurs réponds, il y a outrage. Si tu résistes, il y a rébellion. Si tu prends la foule à témoin, il y a incitation à l’émeute. » Maurice Rajsfus, 2008

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Nouvelle saison. Le premier jeudi, c’est procès de flics à Bobigny. Chaque mois, « Les Jours » observent comment sont jugés les policiers accusés de transgresser la loi.


À 13 heures, jeudi 5 septembre, la 14e chambre correctionnelle du tribunal de Bobigny, en Seine-Saint-Denis, est remplie de journalistes. Tous s’y pressent pour assister au procès des policiers de la Brav-M, la brigade de répression de l’action violente motorisée, qui comparaissent pour « violences par personnes dépositaires de l’autorité publique » et « menaces de violences ». Les faits remontent au 20 mars 2023, en marge des manifestations nocturnes contre la réforme des retraites, lorsqu’une unité de la brigade interpelle à Paris un groupe de sept jeunes. Sur l’enregistrement discrètement effectué par l’un d’eux, on entend une succession d’insultes, de remarques racistes, de provocations, de menaces. Se distingue également le bruit sourd de deux claques assénées à Souleyman, un Tchadien de 23 ans particulièrement ciblé par les policiers – il est partie civile au procès. Puis la voix d’un fonctionnaire : « Tu commences à bégayer. T’en reveux peut-être une, que je te remette la mâchoire droite ? » Avant lui, un autre s’était vanté : « On en a cassé des coudes et des gueules, et toi, je t’aurais bien pété les jambes. »

À l’issue de l’enquête, deux membres de la Brav-M ont été renvoyés devant la justice. Petit hic : ils étaient dix présents ce soir de mars 2023. Arié Alimi, l’avocat de deux des jeunes, dont Souleyman, a déposé en leurs noms des citations directes pour l’ensemble des policiers identifiés. L’affaire est donc renvoyée au jeudi 3 avril 2025, toujours devant la 14e chambre de Bobigny, avec des motifs désormais élargis à « violences à caractère racial et sexiste » et « agressions sexuelles », dénoncées lors des palpations. Pour le dossier suivant, la salle s’est vidée. Peut-être paraît-il plus banal : un jeune homme accuse deux policiers de l’avoir frappé et étranglé à Villepinte, en Seine-Saint-Denis. Renvoi là aussi, au 6 mars 2025 cette fois. Encore un jeudi.

Pour cause, tous les premiers jeudis de chaque mois depuis une décennie, la 14e chambre correctionnelle du tribunal de Bobigny se penche sur des dossiers impliquant des « PDAP », pour « personnes dépositaires de l’autorité publique », en jargon dans le texte. Concrètement, dans ces procès, les prévenus sont des fonctionnaires de police basés en Seine-Saint-Denis, l’un des départements les plus pauvres de France, où près de 5 000 forces de l’ordre sont en poste. Au menu de ces audiences mensuelles : violences volontaires, trafics, faux en écriture publique… Si certaines affaires font la une des médias, bon nombre n’attirent pas foule, excepté parfois quelques curieux et, souvent, des collègues en civil venus au soutien des mis en cause. Désormais, il y aura aussi Les Jours, qui seront présents chaque mois dans cette chambre, afin de rendre compte de la façon dont la justice juge ces policiers accusés de transgresser la loi qu’ils sont censés faire respecter.

###Le parquet de Bobigny examine chaque année 300 à 350 dossiers concernant des policiers, dont « une grande majorité » est classée sans suite

Jusqu’à sa retraite en juillet dernier, c’est le procureur adjoint Loïc Pageot qui a requis dans ces affaires. Lors d’un entretien accordé à Mediapart au début de l’été, il pointait du doigt la « formation parfois légère » et « l’encadrement hiérarchique […] effiloché » de ces policiers, souvent jeunes et affectés en Seine-Saint-Denis « à leur corps défendant » : « Cela conduit parfois à des réactions brutales, inappropriées, illégitimes. Quand une interpellation est difficile, avec quelqu’un de récalcitrant, il y a une tendance à ne pas savoir se maîtriser. Une fois que la personne est arrêtée et menottée, on voit des coups qui n’ont pas lieu d’être. »

Le parquet de Bobigny examine chaque année 300 à 350 dossiers concernant des « PDAP », dont « une grande majorité » est classée sans suite, d’après Loïc Pageot. Le nombre d’affaires qui arrivent effectivement sur le pupitre des juges de la 14e chambre, comme celui des condamnations, ne nous ont pas été communiqués. Les seuls chiffres disponibles en la matière sont nationaux et remontent à la période 2016-2021. En cinq ans, le nombre de policiers et gendarmes mis en cause est passé de 534 à 836, dont plus du tiers sont en Seine-Saint-Denis. En 2021, 17,5 % d’entre eux ont été poursuivis devant la justice et, parmi ces derniers, 60 % ont été condamnés.

À Bobigny, les affaires parviennent aux oreilles du parquet grâce aux plaintes déposées par des usagers, aux signalements hiérarchiques ou à ceux de fonctionnaires témoins des comportements délictuels de leurs collègues. « Dès qu’on a une connaissance d’une situation, parfois par la presse, parfois par les réseaux sociaux, on ouvre très vite des enquêtes », complète auprès des Jours Éric Mathais, le procureur du tribunal de Bobigny. Les cas les plus graves sont confiés à l’Inspection générale de la police nationale (IGPN), les autres échoient au service de déontologie et de soutien aux effectifs de la Préfecture de police. Le procureur adjoint décide ensuite de leur renvoi, ou non, devant la 14e chambre. « Il faut, comme toujours, que l’on soit le plus équilibré et le plus neutre possible », précise Éric Mathais, conscient des critiques à double sens qui ciblent le parquet et la 14e chambre : certains, comme les syndicats de police, sont persuadés qu’ils mangent du poulet à toutes les sauces quand d’autres dénoncent une trop grande clémence.

« Ce serait stupide de dire qu’une chambre est anti ou pro-flics, tranche Laurent-Franck Liénard, avocat spécialisé depuis un quart de siècle dans la défense des policiers et gendarmes mis en cause. On peut dire que c’est une chambre qui travaille. Les temps d’audience sont extrêmement longs, ce sont des magistrats qui ne se ménagent pas. Sur la teneur des décisions, il y en a qui nous satisfont et d’autres pas. » Pour Me Liénard, les magistrats nécessiteraient cependant d’être mieux formés au travail de police au quotidien et sur le terrain. Selon lui, impossible de bien juger si l’on ne sait pas, par exemple, comment l’on doit menotter un interpellé : « Cela suppose que les magistrats se reposent soit sur une estimation soit sur les experts, or ce n’est pas aux experts de juger. »

J’ai un peu de difficultés à avoir une chambre spécialisée dans ce domaine. Pour moi, cette spécialisation a vocation à protéger les fonctionnaires de police.

Arié Alimi, avocat qui représente ceux qui accusent les forces de l’ordre

À l’inverse, Arié Alimi représente ceux qui accusent les forces de l’ordre. S’il salue aussi le travail sérieux des magistrats, son avis sur la 14e est, sans surprise, radicalement différent : « J’ai un peu de difficultés à avoir une chambre spécialisée dans ce domaine. Pour moi, cette spécialisation a vocation à protéger les fonctionnaires de police. Cela ne veut pas dire qu’il ne va pas y avoir de condamnations mais le simple fait qu’il y ait une audience spécifique ne va pas dans le sens d’une égalité. »

Dans le viseur de l’avocat, les fourches caudines d’un parquet qui, assure-t-il, ne poursuit pas assez et pas toujours pour l’ensemble des faits reprochés. Me Alimi en veut pour preuve le dossier de la Brav-M dans lequel il a dû déposer des citations directes visant l’ensemble des policiers présents le 20 mars 2023. « Un parcours du combattant pour les victimes », déplore-t-il. L’an passé, dans l’affaire de la brigade territoriale de contact de Pantin que nous avions révélée, Les Jours aussi s’étaient étonnés que les deux tiers de la cinquantaine de faits reprochés par l’IGPN aux mis en cause aient été envoyés aux oubliettes.

Loïc Pageot s’en était expliqué à l’audience : « Je ne peux requérir que sur des preuves, pas des rumeurs. Mais je ne suis pas dupe. » Il précisera plus tard auprès de Mediapart : « Parfois, et c’est frustrant, je classe des procédures en étant sûr que ça s’est passé. Mais je ne suis pas en mesure d’en apporter la preuve. C’est une exigence fondamentale et les magistrats doivent tous y veiller. On ne condamne pas au bénéfice du doute. » Depuis la rentrée, Loïc Pageot a été remplacé par Fanny Bussac, dont la première audience s’est tenue le 5 septembre.

Ce jeudi-là, une seule affaire a été jugée. Et s’avère vite particulièrement confuse. Elle se déroule en 2019, lorsque Amir ressort de sa garde à vue avec une côte fracturée et un pneumothorax. Il dépose plainte et reconnaît un des policiers sur planche photographique. Celui-ci, un costaud d’une trentaine d’années pour une centaine de kilos, comparaît donc pour « violences volontaires par PDAP ayant entraîné une incapacité de travail supérieure à huit jours ». Vingt-et-un en l’espèce.

En avril 2019, Amir se retrouve au commissariat d’Aubervilliers, dans la nuit et à la suite d’un signalement pour violences conjugales de sa compagne. En l’absence de celle-ci au rendez-vous fixé au lendemain, les policiers classent l’affaire dans la matinée. Peu avant midi, cette femme se rend toutefois dans leurs locaux : elle a reçu des menaces téléphoniques de la part d’Amir… pourtant toujours en garde à vue. Fins limiers, les fonctionnaires percutent que le bonhomme a dû cacher son téléphone lors de la fouille. À partir de là, les versions divergent.

D’après Amir, trois gardiens de la paix le sortent de sa cellule, cassent le portable qu’il a effectivement conservé et le frappent jusqu’à lui briser une côte. Selon le policier prévenu, la réalité paraît plus simple : « On ouvre la porte, on demande le téléphone, on le prend et voilà. Après, l’officier de police judiciaire lui fait signer le procès-verbal de fin de garde à vue et monsieur sort du commissariat, c’est tout. Je ne conteste pas qu’il y ait des blessures, mais il ne s’est rien passé au commissariat. » Quelques minutes après sa sortie, Amir appelle pourtant sa compagne, ce qu’elle confirme, pour la prévenir : « T’es contente ? Ils m’ont frappé, je sais que c’est toi qui leur as dit que j’avais le téléphone. »

Problème : les procès-verbaux relatifs à sa garde à vue sont truffés d’horaires incohérents, qui rendent incompréhensible le déroulé des faits. Quant aux caméras du commissariat, elles étaient en panne. Pour ne rien arranger, les versions d’Amir évoluent au fil de l’enquête. Il désigne d’abord un policier absent ce jour-là, identifie finalement les bons, dit qu’il y en a deux, puis trois, parle de gifles puis de coups de poing. À l’audience, il paraît tout aussi confus.

###Le policier poursuivi pour violences connaît déjà la 14e de Bobigny… Il avait frotté une porte d’appartement avec du shit pour que le chien renifleur s’arrête devant

À l’image d’un dossier mal ficelé de bout en bout. La magistrate interroge ainsi le prévenu quant à la procédure pour violences conjugales visant Amir, trop vite classée sans suite à son goût : « Je trouve un peu surprenante cette décision de classer. Il y a des menaces et des appels, pourquoi votre supérieur n’appelle-t-il pas le parquet pour rectifier le classement sans suite ? Est-ce parce que ce monsieur a gardé son téléphone et que c’est un peu gênant d’expliquer qu’il a menacé madame depuis sa cellule de garde à vue ? Donc on classe et puis on met monsieur dehors. C’est une hypothèse ? » Le policier ne sait plus, ce n’est pas lui qui décide.

En poste en Seine-Saint-Denis depuis plusieurs années, ce fonctionnaire est déjà passé devant la 14e de Bobigny. En mai 2023, il a été condamné à trois mois de prison avec sursis pour modification de l’état des lieux d’un crime. Lors d’une descente sur un point de deal, son équipe est alors persuadée que de la drogue se trouve dans un appartement précis, devant lequel leur chien renifleur ne s’arrête pas. Sur les conseils d’un supérieur hiérarchique, dit-il, notre policier décide d’en frotter la porte avec un morceau de shit pour que le chien marque l’arrêt, signal qu’ils peuvent y pénétrer.

« J’ai reconnu les faits, j’étais fatigué, soupire-t-il.

Oui enfin, ce n’est pas un oubli de fatigue. On touche à la vérité, là », rétorque la juge.

La procureure adjointe Fanny Bussac note à son tour que le prévenu « présente un rapport assez particulier à la vérité ». Pour elle, « la mécanique des éléments objectifs établit une chronologie » qui plaide en faveur d’Amir : les violences conduisant à ses blessures se sont bien déroulées en garde à vue, estime-t-elle, commises par le prévenu. Fanny Bussac requiert contre lui « six à huit mois » de prison avec sursis. Elle ne sera pas suivie par le délibéré des juges : « Il s’est peut-être passé quelque chose, mais il y a beaucoup trop de zones d’ombre, de contradictions, pour que [le policier] soit déclaré coupable. Il est donc relaxé. » À la fin de l’audience, les magistrates se saluent. Elles se revoient dans un mois. Nous aussi.

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